Le développement personnel fait-il du mal aux femmes?

par | Avr 25, 2024 | All, Egalité des sexes | 0 commentaires

Par , chargée d’édition à France inter

En France, les livres de développement personnel sont achetés chaque année par millions, majoritairement par des femmes. Ils représentaient 32% du marché du livre en 2018. Depuis la crise du Covid-19, l’intérêt pour ce domaine ne cesse de croître. Mais fait-il véritablement du bien aux femmes ?

Les premiers livres de développement personnel sont arrivés sur le marché français dans les années 1990. Ils sont depuis de plus en plus plebiscités et ce sont les femmes qui majoritairement les achètent et les lisent. Selon une étude IPSOS pour le CNL, entre avril 2022 et avril 2023, 22% des hommes français ont lu au moins un livre de développement personnel contre 41% des femmes.

C’est un vaste domaine qui regroupe la psychologie, la santé, le fait de prendre soin de soi, de chercher à la fois à se connaître, mais aussi à s’épanouir. Certaines réflexions prennent les atours des neurosciences quand d’autres se parent de certaines philosophies orientales. Ces préceptes, au départ exposés dans les livres, se satellisent désormais dans des cours et ateliers en tout genre, dans des podcasts qui fleurissent sur les plateformes, mais aussi sur les réseaux sociaux, dans des posts Instagram indiquant des routines à mettre en place ou dans des vidéos TikTok, prodiguant des conseils plus ou moins farfelus. Des pratiques comme le yoga et la méditation sont des corollaires du développement personnel.

Les questions auxquelles on tente, par ses lectures et ses pratiques, de répondre sont : « qui suis-je vraiment ? », « comment être la meilleure version de moi-même ? », ou encore « comment aller bien, en dépit des circonstances ? » Mais le développement personnel fait-il toujours du bien aux femmes quand on sait que beaucoup de leurs fragilités et souffrances proviennent d’éléments extérieurs à elles-mêmes ?

Effacer les inégalités structurelles à coups de pensées positives

Pour Charlotte, professeure de méditation en Normandie, la terminologie même est problématique : « Développement personnel, il y a cette idée qu’on pourrait devenir une meilleure version de nous-mêmes, un peu comme une course à l’échalote très liée au capitalisme et à la haine de soi. En faisant telle ou telle chose, on va s’améliorer, on va être mieux, on va être plus forts, plus intelligents, plus heureux, etc. Ce qui tendrait à dire qu’on n’est pas bien comme on est. »

Des textes détaillant des méthodes individuelles pour s’épanouir peuvent paraître bien vains face à des inégalités structurelles. On peut se dire que certaines femmes, à l’aide d’ouvrages et de mantras, se battent contre des moulins à vent. Une bonne partie du développement personnel tend à enseigner que nous sommes seuls responsables de notre bonheur. Ce dernier serait en nous, en dépit de l’environnement qui nous entoure, et nous n’aurions qu’à l’accueillir. En creux, il serait suggéré que celles et ceux qui n’arrivent pas à être heureux ne s’en donnent pas les moyens.

Camille Teste, journaliste, professeure de yoga, et autrice du livre Politiser le bien-être (Binge audio éditions, 2023), indique que selon l’institut de sondage américain Gallup, dans son rapport 2022 portant sur les émotions à l’échelle mondiale, en quinze ans les gens n’ont jamais été aussi malheureux. Selon elle, une certaine culpabilisation, s’appuyant sur le développement personnel notamment, serait à l’œuvre : « Mais grâce à sa rhétorique bien huilée, la culture néolibérale réussit un tour de force magistral : instiller en nous l’idée que ces circonstances ne sont pas la cause de notre détresse et qu’il ne sert donc à rien de les combattre. Non, si ça va mal, c’est de notre faute : nous n’avons pas encore assez travaillé sur nous !« 

Le développement personnel, miroir des inégalités

Le domaine du développement personnel semble particulièrement s’adapter aux besoins des femmes, plus grandes consommatrices des livres et podcasts, et tenter de pallier, sans les résoudre, aux inégalités femmes/hommes. Pour exemple, les inégalités de charge domestique et de charge mentale au sein des couples, assumées très majoritairement par les femmes, peuvent les plonger dans un certain surmenage. Et les déséquilibres au sein des couples hétérosexuels dans l’attention à l’autre et dans le partage des émotions peuvent entamer le lien qui les unit. Beaucoup de femmes se plongent dans le développement personnel alors que leurs relations amoureuses sont chaotiques, ou après une rupture. Elles veulent changer, trouver des solutions alors que le problème ne vient souvent pas d’elles, mais bien plutôt d’un système qui crée ces inégalités. Nombre de femmes, encore, s’adonnent à des lectures et à des réflexions, et même consultent un psy parce qu’elles fréquentent un homme toxique, ou même violent.

Dans son essai Selfie (Stock, 2023), la journaliste Jennifer Padjemi explique aussi que les recommandations du développement personnel et de toute l’industrie du bien-être, domaine tentaculaire qui regroupe aussi bien le sport que toutes sortes de spiritualités, indiquent une vision biaisée de la société, où l’on ne s’adresse qu’à des personnes valides et privilégiées, visant à culpabiliser ceux qui ne rentrent pas dans ses visions normatives : « Ils ne promettent jamais explicitement richesse ou guérison, mais tout est bien plus complexe que ce que ce type de livres de développement personnel encourage : une responsabilité individuelle qui rendrait coupable la personne de ne pas essayer de changer sa condition sociale ou physique. »

La frontière est fine entre les encouragements à l’optimisme, et le fait de rendre responsables de leur situation des personnes qui ne peuvent pas la changer de façon radicale, même avec la plus grande volonté du monde.

Et puis, si le développement personnel peut apporter un certain bien-être, parfois une sorte de pause réflexive et introspective que l’on s’accorde, toutes les femmes n’y ont pas accès. Beaucoup n’ont ni le temps, ni l’argent, et ce sont pourtant, comme l’indique Jennifer Padjemi, celles qui en auraient le plus besoin, « celles des métiers du care, celles qui se lèvent à l’aube pour travailler pendant que les fêtards rentrent, celles qui exercent des métiers pénibles, celles dont la charge mentale ne se quantifie plus, celles qui ont quitté un pays lointain pour tout recommencer, celles à qui personne ne demande jamais si elles vont bien. » 4,6 millions de personnes en France travaillent dans le secteur du care – occupant des métiers où l’on s’occupe d’autrui. Ce sont en majorité des femmes, et ce sont souvent des travailleuses peu reconnues par la société. Et l’on peut se demander qui s’occupent d’elles ? Ont-elles la possibilité de s’octroyer du temps pour du développement personnel ?

Pourtant le développement personnel, qui vise par certains aspects à rétablir une estime de soi entamée, à se réapproprier sa vie et son destin, n’est pas qu’une lubie bourgeoise, ou un désir futile, mais peut constituer, si on l’emploie à bon escient, la première pierre d’une petite révolution, autant personnelle que sociétale.

La confiance en soi, moteur de changements

Le développement personnel peut être plus subversif qu’il n’y paraît. La penseuse Gloria Steinem réconcilie militantisme politique et développement personnel, en mettant en avant l’importance de l’estime de soi, car comme elle l’écrit dans son livre Une Révolution intérieure (Harper Collins, 2023), « l’estime de soi n’est pas tout, mais rien n’existe sans elle. »

 

Mona Chollet, dans la préface à ce livre, décrit la thèse de la célèbre féministe américaine, qui considère que l’attention à soi, loin d’être un opium du peuple démobilisant peut constituer une véritable force révolutionnaire : « La quête de l’estime de soi et le militantisme, loin de s’opposer, peuvent se renforcer mutuellement pour former un cercle vertueux. La misogynie, l’homophobie, le racisme, le colonialisme, l’éducation patriarcale répressive, avec les violences symboliques et/ou physiques qu’ils impliquent, produisent des effets intimes et profonds sur lesquels il est nécessaire de se pencher si l’on veut travailler à une libération à la fois individuelle et collective. »

L’idée serait donc de réparer, en regagnant l’estime de soi, des dégâts faits par la société, et d’éviter qu’ils ne se reproduisent en apportant force et connaissances, comme l’indique aussi l’autrice Camille Teste : « Les pratiques de bien-être, dans leur acception révolutionnaire, doivent nous aider à nous soustraire aux injonctions, aux dominations et à leurs effets ; elles doivent favoriser notre autonomie et notre esprit critique. » Le développement personnel peut ainsi avoir une visée émancipatrice. L’estime de soi amène l’autonomie et rend moins perméable à la domination comme état de fait, plus enclin à s’interroger. Cela peut être le début d’une rébellion face à l’injustice.

On aurait également tous à gagner à ce que les hommes s’intéressent plus encore à ces questions et développent une estime d’eux-mêmes plus solide, car quand on est sûrs de soi, on prend plaisir à valoriser les autres. Pour Gloria Steinem : « Apprendre à parler plus librement de ses sentiments, à résoudre les conflits de manière pacifique, à rejeter la domination comme élément de l’identité masculine et à faire preuve d’empathie envers les sentiments d’autrui : autant de compétences dont les garçons sont souvent privés. » Bien sûr, l’éducation et la reproduction de schémas jouent un rôle primordial.

Le sens du développement personnel dévoyé

Jean-François Dortier dans Grand bien vous fasse sur « Devenir soi-même : comment et pourquoi ? » expliquait les origines du développement personnel : « Historiquement, effectivement, dans les années 1930 ou 1940 aux États-Unis, le programme du self help, du développement personnel, était quelque chose de démocratique et d’émancipateur parce que nous sommes aussi dans des sociétés où l’individu est assigné à résidence dès sa naissance. Une femme devait devenir mère de famille, et rester femme au foyer. […] Nous avons chacun droit à une vie, une vraie vie qui corresponde à quelque chose et pas simplement à ce qui vous a été assigné. » La poétesse américaine Audre Lorde (1934-1992), femme, noire et lesbienne, détaillait aussi l’importance du self-care pour les minorités, alors qu’on lui avait diagnostiqué un cancer du sein : « Prendre soin de soi est un moyen de vous préserver dans un monde hostile à votre identité, à votre communauté et à votre mode de vie. »

Désormais, dans les entreprises (où la positivité toxique peut régner) et sur les réseaux sociaux (où une certaine esthétique lisse prime sur le fond), le développement personnel semble avoir été vidé de sa substance. On en aurait perdu son sens réformateur originel. Pour Jennifer Padjemi, le développement personnel, et l’industrie du bien-être ne sont plus là pour nous aider à aller bien mais pour nous faire consommer. Dans l’émission Zoom Zoom Zen sur le « Pretty Privilege », où elle était invitée, elle expliquait : « On nous vend toujours de nouveaux modèles. On croit en être sortis et à chaque fois, en fait, non. On nous promet l’idée de devenir plus beaux, plus grands, plus minces, plus heureux. Sauf que ça emprunte toujours aux représentations racistes et grossophobes que la société infuse de tous les côtés. Et aujourd’hui, c’est pire parce que les réseaux sociaux ont pris le relais. » En effet, sur Instagram, des influenceuses bien-être, très suivies, enjoignent pour s’épanouir à être dans la norme, collant bien aux diktats, en ayant ôté toute la substance de ce que pouvait être le fait de prendre soin de soi.

Mona Chollet exprimait aussi cela dans la préface du livre Une Révolution intérieure, de Gloria Steinem, à propos du fait de prendre soin de soi (self care) : « Coupé de ses racines militantes et minoritaires, transformé en hashtag Instagram, il est désormais utilisé pour vendre des bougies et des tisanes. […] Outil de contrôle social, le développement personnel sert aussi à prôner une positivité aliénante et à interdire l’expression de la colère, de la tristesse, du désespoir. Il est devenu un emplâtre sur une jambe de bois, une réponse systématique opposée aux pires situations de la vie : deuil, oppression, violence, pauvreté… »

Le développement personnel n’est pas forcément individualiste, car le confort de chacun devrait aussi être la responsabilité de tous. Un renouveau féministe passe par le truisme que l’intime est politique, et quoi de plus intime que le développement personnel. Mais encore faudrait-il que les motivations des personnes qui s’en emparent ne soient pas uniquement financières…

 

 

 

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